Interview d’Isaac Getz (Professeur de Leadership et de l’Innovation à ESCP Europe)
par Fanny Guinochet
« La jeunesse remet en cause une absence de liberté dans l’entreprise, liberté à laquelle elle s’est habituée. L’entreprise sera adaptée aux jeunes le jour où elle arrêtera d’infantiliser les adultes »
On parle beaucoup de cette génération Y et des difficultés de manager la jeunesse. Est-ce la bonne manière d’appréhender le sujet ?
A mon avis, c’est réducteur. Chaque époque a sa jeunesse, sa génération, comme il y a eu les soixante-huitards ou d’autres. Il n’y a qu’à relire le roman Pères et fils d’Ivan Tourgueniev, paru au milieu du XIXe siècle. C’est du grand classique : la contestation de l’ordre précédent par ceux qui arrivent. Il n’empêche, le moment est particulier. Et il n’y a pas de fumée sans feu. La génération Y – et maintenant Z – est révélatrice des maux de l’entreprise classique. Cette jeunesse remet violemment en cause une absence de liberté dans l’entreprise, liberté à laquelle elle s’est habituée. En effet, la hiérarchie bureaucratique – le mode d’organisation classique – déresponsabilise et infantilise les salariés.
Paradoxalement, lorsqu’ils sont parents, ces mêmes managers se comportent comme des coachs avec leurs enfants. Ils les accompagnent dans la confiance et l’autonomie, font révéler leur projet et un chemin pour le réaliser… Qu’est-ce que ces jeunes rencontrent le premier jour dans l’entreprise ? Le règlement intérieur, l’épais livret d’accueil avec les horaires, les procédures, tous ces interdits. Puis leur chef leur explique le fameux process qui leur dicte comment ils doivent travailler… Les pères directifs qu’ils n’ont pas eus jusque-là sont partout ! Or ces jeunes – même s’il y a des exceptions, bien entendu – ont choisi cette entreprise parce qu’ils ont envie d’y contribuer, de participer à son aventure commune, d’apporter leur pierre par leur propre initiative… Ce décalage est un choc pour eux.
En même temps, cette hiérarchie est inévitable, non ?
Elle l’était depuis la Révolution industrielle, pour répondre aux besoins de la division et complexification du travail. Du nord de l’Angleterre, au XVIIIe siècle, au Japon, au XXe, partout les entreprises se sont organisées en tant que « hiérarchie bureaucratique », qui veut que chaque niveau organise le travail de l’échelon inférieur et le contrôle. D’où ces pointeuses, ces règlements et procédures et leur inflation inévitable, puisqu’ils justifient le rôle et le pouvoir des managers.
Reconnaissons que la structure de contrôle est une formidable machine d’optimisation. L’envers de la médaille : elle pèse beaucoup en coûts salariaux, mais surtout en coûts cachés. Inévitablement, cette structure étouffe l’initiative et le potentiel des gens qui produisent, rendent le service et vendent, des gens qui génèrent la valeur économique de l’entreprise. Au bout d’un moment, ils n’en peuvent plus et passent au « minimum syndical ». Un sondage Gallup estime que 91 % de salariés sont « désengagés » ou « activement désengagés » en France. Pour les 65 % de désengagés, la vraie vie commence à partir du moment où ils ont « dépointé ». Quant aux 26 % d’activement désengagés, ils « s’éclatent » au travail… en sabotant l’entreprise.
Qu’attendent les jeunes de leur entreprise, selon vous ?
« Jeune » est un adjectif. Ils sont des jeunes adultes. Rien d’étonnant qu’ils soient choqués de découvrir le lieu de travail peuplé d’adultes plus âgés qu’eux et traités comme les enfants. Ils aspirent à de la liberté. Comment peuvent-ils comprendre que Facebook leur soit interdit sur leur lieu de travail alors qu’ils ont grandi en étalant leur vie sur la Toile ? Ils se disent « Mais c’est quoi cette forteresse, ces “oufs” ? » ! Ils entendent qu’il faut être patients comme leurs aînés. Or ils voient que patienter veux dire s’ennuyer pendant des années au travail pour obtenir une gratification. Mais eux qui, à douze ans, ont déjà fait leur blog, revendiquent l’initiative, veulent qu’on leur demande comment ils peuvent contribuer, donner le meilleur d’eux-mêmes pour le projet commun.
Est-ce que les entreprises ont conscience de ces aspirations ?
Non, je ne le pense pas. A quelques exceptions près. L’inadéquation de l’entreprise classique à la génération Y préoccupe les chercheurs, les médias, nourrit des tables rondes mais les entreprises restent focalisées sur la performance. Finalement, il n’y a que lorsque cette performance est atteinte que l’on réfléchit à comment changer le modèle. Pourquoi le faire avant ? Depuis la Révolution industrielle, ce modèle a fait ses preuves. L’adoption d’une philosophie radicalement différente, basée sur la responsabilité et la liberté de chacun, survient quand le modèle classique démontre ses limites. Selon les recherches, il a atteint ces limites autour de 2005 mais pour le transformer, il faut un leader authentique, celui qui a abandonné son ego.
Cela veut-il dire la suppression du chef ?
Bien que dans « l’entreprise libérée » sur laquelle j’ai travaillé, il n’y ait pas de chef, ce n’est pas un modèle mais une philosophie. Elle est fondée sur la croyance que l’on peut faire confiance et donner la responsabilité aux gens de décider par eux-mêmes – sans chefs ni procédures. Eux savent quelle est la meilleure action à entreprendre pour la vision de leur entreprise. Cette croyance est validée par nombreuses études empiriques en psychologie. La majorité des gens, partout dans le monde, aspirent à la confiance, à la réalisation de leur potentiel et à l’autodirection. A chaque entreprise ensuite d’articuler cette philosophie avec le contexte humain et culturel qui est le sien. Il n’y a donc ni modèle de l’entreprise libérée, ni recette pour le mettre en place.
La suite est du bon sens. Faire confiance impose le remplacement du contrôle par l’autocontrôle et donc la disparition du rôle du chef. Bien entendu, on ne vire pas les managers – c’est le retour de la peur que l’entreprise libérée essaie justement d’éliminer – mais ils deviennent des animateurs, des coaches, sans pouvoir hiérarchique. On me demande parfois si ce n’est pas un « Bisounoursland », si les entreprises libérées sont performantes. Pour mon livre, je n’ai étudié que des entreprises libérées, leaders de leur secteur pendant au moins vingt ans. Mais le bon sens fournit aussi la réponse. La bureaucratie hiérarchique bride les initiatives et le potentiel des salariés à 70 %, 50 % de leurs capacités. A contrario, la confiance et la responsabilité libèrent ces initiatives et ce potentiel à 100 %, voire 130 %. Je ne dis pas que les résultats des entreprises libérées sont le double de ceux des classiques. Mais cela est arrivé.
Mais le désengagement que vous décrivez a déjà existé, non ?
Oui, mais jusqu’à 2005, le système pouvait absorber les coûts cachés du contrôle car la demande était stable, prévisible, l’économie moins mondialisée. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Les changements sont trop rapides. En quelques mois, une entreprise peut décrocher. On l’a vu même pour de grands groupes, même ceux qui sont « too big to fail » – PSA, Areva par exemple. Combien de temps une entreprise – ou ses créanciers – peut-elle absorber les coûts de ces structures de contrôle qui ne génèrent aucune valeur économique, mais au contraire, la torpillent ?
Faut-il y voir un effet sur l’appétit grandissant des jeunes à créer leur propre entreprise ?
Le besoin de se réaliser est très fort. Les jeunes veulent progresser, réaliser leur potentiel. C’est extrêmement compliqué dans les entreprises traditionnelles où on maintient les gens des années dans le même poste, la fameuse case de l’organigramme. J’ai rencontré des jeunes qui, quand ils ont exprimé une bonne idée, se sont vu rétorquer qu’on ne leur demandait pas où trouver du bois mais de le couper ! Pas étonnant que certains amènent leur idée chez un concurrent ou se lancent, avec comme effet collatéral de faire – vraiment – entendre leur idée à leur ancienne entreprise. D’autres, ne voulant pas patienter (autrement dit s’ennuyer) mais trouver du sens, partent faire du social business. Malgré elles, les entreprises traditionnelles sont les plus grands incubateurs de start-up.
Pourtant ces mêmes entreprises sont les premières à vanter les projets en mode « collaboratif », où plane la possibilité d’une organisation horizontale ?
En ce moment, il y a des mots-valises, comme « collaboratif », ou « digitalisation ». Cela illustre bien le manque de compréhension qu’ont les dirigeants de l’entreprise classique des limites fondamentales de leur modèle. On est dans le gadget, dans l’affichage, qui préserve ce modèle. Quitte à alimenter encore la frustration. Les salariés constatent que malgré les discours, le chef est toujours là, que les fonctions du siège qui contrôlent tous les process sont aussi étouffantes, et que la culture du réseau n’a pas eu d’incidence fondamentale sur l’organisation. Au final, ils restent des « bons petits soldats » mais digitalisés. Impensable pour cette jeunesse.
L’Opinion – 27 août 2015 – Fanny Guinochet
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