Dix ans après ses révélations sur le harcèlement moral, Marie-France Hirigoyen publie un nouveau livre sur les « Abus de faiblesse et autres manipulations »(JC Lattès) (lire des extraits dans le magazine). Dans cet inventaire des ruses perverses, il est aussi question de ce mal qu’on commence à nommer : la perversion narcissique, et de son mode opératoire, la prédation morale.L’expression entre dans la conversation. Ce n’est pas un abus de langage ni une lubie mais le signe, selon certains thérapeutes qui voient en consultation « de plus en plus de traumatisés psychiques », d’une pathologie en recrudescence. Il entrerait dans les relations humaines une perversité grandissante, c’est-à-dire un rapport à l’autre purement utilitaire, en résonance avec l’idéologie de surconsommation des dernières décennies.
Poison lent au bureau, la perversion narcissique est dans le huis clos familial si ignoble que les psychanalystes Maurice Hurni et Giovanna Stoll, auteurs de « Saccages au quotidien » (L’Harmattan), évoquent une « réalité clinique qui soulève notre révolte et même notre horreur ».
Autant d’hommes que de femmes seraient confrontés à un prédateur. L’autre est un territoire à annexer. Le pervers va prendre contrôle de son partenaire en utilisant ses faiblesses pour affirmer sa force. Le ressort profond d’une personne perverse est l’absence d’empathie, permettant de manœuvrer sans états d’âme, voire avec cruauté, pour transférer à l’autre la dépression ou la psychose qu’elle cherche à éviter.
Cette acrobatie psychiatrique la rend extrêmement dangereuse. Ceux et celles qui se heurtent à sa froide mécanique ne sont soupçonnables ni de masochisme ni de complaisance victimaire. Ils sont retenus par un lien complexe : l’emprise, véritable domination sur l’esprit de l’autre.
Caroline, 42 ans, avocate, témoigne : « Le jour où je l’ai quitté, il est devenu fou »
« J’ai retrouvé Jean il y a cinq ans, que je croisais depuis longtemps sans vraiment le connaître. Immédiatement, j’ai eu l’impression d’être extrêmement bien comprise. Ces gens ont quelque chose que l’on prend pour de l’empathie mais en fait c’est le jeu de la capture.
Dès le début, il a réveillé l’idée que le grand amour est toujours possible, c’est comme s’il mettait en mot mes attentes. Il venait d’être quitté, il m’a fait rire et m’a ému dans sa détresse. J’étais touchée par sa confiance. Le pervers narcissique, c’est le piège de la compassion.
Un soir, il m’a dit qu’il comprenait enfin pourquoi il n’avait jamais voulu d’enfant : avant moi il n’avait pas trouvé la femme qui fasse naître ce désir. Il voulait tout avec moi, vivre ensemble, faire un enfant, être l’épaule qui me rassure, vieillir à mes côtés, tout mais pas de mensonge ni de tromperie entre nous. Le lendemain matin, j’ai quitté l’homme avec qui je vivais depuis 5 ans.
Immédiatement il est devenu plus froid. Il se fâchait, disait qu’il doutait de mon amour. Plus j’essayais de lui prouver, plus il était distant, narquois. Il disait que « finalement, j’étais comme les autres, et qu’il resterait seul toute sa vie », et que si je l’aimais vraiment, il fallait que je l’aide professionnellement, que je lui présente des gens. J’ai utilisé mon réseau pour l’aider, pour lui prouver. On a fait le tour de mon carnet d’adresses, il était déçu du résultat.
« Je me recroquevillais de plus en plus »
Il me disait : « Toi tu es intelligente mais tu n’es pas maligne ». Finalement, je ne lui servais à rien, qu’à perdre son temps. Il parlait en boucle de ses problèmes. Je ne devais pas l’interrompre. Il devenait de plus en plus irascible puis il revenait comme si de rien n’était. J’avais peur que ça dégénère de nouveau. Je ne disais rien et je me recroquevillais de plus en plus.
Il était toujours très préoccupé de lui-même, hypocondriaque, à t’envoyer balader si tu poses une question, et à te le reprocher si tu n’en poses aucune. Il y avait cette façon de faire le vide autour de moi. En me faisant parler de mes amis, pour casser ceux avec qui j’avais des difficultés. Les autres, il les a vus une fois pour les dégommer. Il y avait la punition par l’absence.
Je me souviens d’une fois, on avait passé une bonne soirée. Le lendemain, il m’appelle en disant : « C’est vraiment moche ce que tu as fait, salope ». Et là, silence pendant une semaine. Toi, tu cherches une explication. Tu te dis que forcément, pour qu’il soit dans une telle colère, quelqu’un a dû lui dire quelque chose de terrible sur toi. Il te laisse comme ça pendant huit jours, et toi tu n’as rien à quoi te raccrocher pour comprendre. Quand il revient, tu veux en parler et il te dit : « Non, non, surtout pas, ça va encore m’énerver ». Et comme toute la semaine tu es passée par les larmes, les demandes d’explication sur répondeur, la peur que ce soit fini, tu n’insistes pas.
La punition par l’abstinence
Il y avait la punition par l’abstinence. Quand on allait au lit, il prenait deux Stilnox, me faisait enfiler un grand pyjama et s’endormait à l’autre bout du lit. Il me disait que j’avais « un cul à la place du cerveau ». Ca me faisait pleurer. Si tu te plains, tu es une pleurnicheuse ; si tu te fâches, une hystérique ; si tu t’attristes, une dépressive. Cette histoire a duré plus d’un an. Le jour où j’ai pu le quitter, il est devenu fou, m’a collée au mur, il voulu m’étrangler. Je me suis défendue. Il a claqué la porte et n’est pas revenu.
Je me suis souvent demandé, depuis, pourquoi je n’étais pas partie plus vite. Avec ces gens, tu te prends un bus dans la gueule et tu te retrouves K.O sans comprendre. Tu cherches du sens. Et ça peut durer très longtemps car il n’y en a pas. Dès que tu te rattaches à une logique, tu commences à réagir. Mais tant qu’il n’y a pas de logique, tu es paralysée. »
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