Myriam Ogier : « L’innovation nécessite d’attirer des talents sortant du moule, atypiques. Or, jeunes, ils préfèrent l’esprit des start-up où les hiérarchies sont moins prégnantes, où l’on attend d’eux des idées, la prise des responsabilités, avec une dose de polyvalence »
Clayten Christensen, l’inventeur des concepts d’« innovation de rupture »et de « pensée disruptive », avait observé que les grandes organisations avaient des difficultés à innover ; les innovations étaient vues, non pas comme des opportunités, mais comme des menaces. Les porteurs de ces innovations sont les profils « multipotentiels atypiques »qui partagent le même sort. Or dans un monde en mutation de plus en plus rapide, une structure qui ne voit pas venir l’innovation disruptive et n’accueille pas les talents hors normes, se met en danger (cf. Kodak, Nokia, Blackberry…)
- Attirer les talents innovants : une question de survie
Pour favoriser l’innovation, Clayten Christensen nous recommandait de demeurer agiles et curieux, ce que sont les « multipotentiels atypiques ». Intrinsèquement innovants, ils pensent « out of the box », ce qui leur vaut d’être fréquemment rejetés car ils dérangent l’ordre établi et ébranlent les certitudes. Etre innovant est un état d’esprit qui vient d’une diversité cognitive, d’abord d’un « câblage » du cerveau différent (désormais observable grâce à l’imagerie médicale).
L’innovation nécessite d’attirer des talents sortant du moule, atypiques. Or, jeunes, ils préfèrent l’esprit des start-up où les hiérarchies sont moins prégnantes, où l’on attend d’eux des idées, des prises d’initiatives, la prise des responsabilités, avec une certaine dose de polyvalence ; ou alors ils partent à l’étranger pour les mêmes raisons et pour découvrir d’autres univers moins contraignants. Quant aux plus âgés, lassés de ne pas être écoutés, ils préfèrent voler de leurs propres ailes et devenir indépendants. Car être innovant n’est pas le privilège de l’âge, et encore moins une question de diplôme ; beaucoup (un tiers environ) décrochent dès l’école où ils s’ennuient ou parce que la manière d’enseigner ne correspond pas à leur manière de penser.
- Deux types de talents et de manières de penser opposés et complémentaires
Une grande partie des hauts potentiels détectés dans les entreprises appartiennent à la catégorie des « rationnels neurotypiques », la majorité fonctionne par une pensée séquentielle, imprégnée de l’esprit cartésien privilégié par notre modèle éducatif. Ils analysent, rationalisent, déduisent. Ils sont dans les process, la logique et l’analyse. Leur vision est souvent à plus court terme, et, s’ils se projettent à long terme, ils conçoivent des plans en référence aux expériences passées, sans prendre suffisamment en compte l’ampleur et la vitesse des changements en cours.
Il existe une autre catégorie de hauts potentiels souvent non détectés et largement ignorés, les fameux « multipotentiels atypiques ». Ceux-ci se caractérisent par leur capacité à penser autrement. Leurs comportements sont aussi caractéristiques que leurs personnalités sont variées (qui s’expliquent par la multiplicité des intelligences), ce qui ne facilite pas leur repérage. Ils ont une pensée en arborescence, complexe, pilotée par leur intuition qui les amène à faire de multiples associations et connexions inédites. Rapides, innovants, ils sont aussi visionnaires et souvent stratèges. Ils ne sont pas compétents en tout, mais leur curiosité et leur ingéniosité font qu’ils se débrouillent dans de très nombreuses circonstances… Ils sont aussi émotifs et hypersensibles.
Certains multipotentiels sont rejetés parce qu’ils ruent dans les brancards, sont ingérables, disent des vérités que personne ne veut ou ne peut entendre, sans prendre de gants
- Les multipotentiels atypiques et innovants et leur environnement
Les multipotentiels sont remarquablement performants quand ils travaillent sur des sujets qui font sens pour eux, quand leur hiérarchie est ouverte aux idées originales, avec des circuits de décisions courts, quand ils évoluent dans un environnement dynamique où règne un bon état d’esprit. Ils ont aussi besoin de défis, de diversité, de complexité, de justice, de cohérence, de confiance…
En revanche, ils s’étiolent dans des structures qui ne remettent pas en cause les schémas existants, quand ils s’ennuient, que le court terme prévaut sur le long terme, que l’intérêt individuel prime sur l’intérêt général, que leurs besoins (vitaux) de variété, de curiosité et de mouvement ne sont pas assouvis, quand ils sont phagocytés par du reporting, quand ils ne reçoivent aucun signe de reconnaissance, quand ils sont ostracisés et muselés, quand le jugement prévaut et tue dans l’œuf toute idée émergente.
Certains multipotentiels sont rejetés parce qu’ils ruent dans les brancards, sont ingérables, disent des vérités que personne ne veut ou ne peut entendre, sans prendre de gants. Cela n’aide pas à leur intégration. Mais pour leur défense, ils doivent se sur-adapter en permanence, ralentir leur rythme, faire face à des personnes qui ne voient pas ce qui leur paraît tellement évident, ce qui est une épreuve vécue au quotidien.
Bon nombre souffrent aussi d’une sous-estimation de leurs valeurs et de leurs potentiels. Trop humbles pour qu’on les remarque, ils se concentrent à faire réussir leurs équipes, à valoriser ceux qui le méritent. Ils ne cherchent pas à faire parler d’eux, ni à mettre en avant leurs résultats, que d’autres s’approprient parfois sans vergogne… cela explique qu’ils sont sur-représentés chez les personnes souffrant de burn-out, par excès de conscience professionnelle ; de bore-out par excès de routine et absence de challenges ou de brown-out par absence de sens si on leur donne des tâches, morcelées, insignifiantes ; quand ils ne tombent pas en dépression sévère suite à un harcèlement.
- Dix suggestions pour favoriser leur intégration en entreprise
- Connaître les multipotentiels pour les reconnaître. Cela permettra déjà à qui fonctionnent de cette manière de s’identifier et de découvrir leurs différences et aux autres de mieux les comprendre. Il faut ensuite des efforts de compréhension de part et d’autre pour travailler en complémentarité ;
- Revoir les critères de sélection des hauts potentiels en prenant en compte les différents types de talents ;
- Leur proposer de piloter des projets complexes et parfois plusieurs projets de front ;
- Comprendre que les multipotentiels ne représentent pas un danger pour les autres (sauf pour les incompétents qu’ils débusquent rapidement !). Le pouvoir est, pour eux, éventuellement un moyen, mais jamais une fin ;
- Accélérer leur mobilité en les faisant évoluer dès qu’ils ont fait le tour d’un sujet. D’ailleurs, leur parcours, souvent riche en expériences très différentes, est le reflet de leurs richesses, et non d’une quelconque instabilité ou immaturité ;
- Passer au crible la population en souffrance au travail où ils sont probablement surreprésentés ;
- Accepter la prise de risque (Risque = Opportunité & Danger, comme l’exprime l’idéogramme chinois) et tolérer l’échec comme faisant partie du processus de création ;
- Les éloigner des personnes nuisibles comme les carriéristes, les incompétents, les individualistes, les jaloux et les envieux et les personnes toxiques comme les pervers, ce qui n’est pas si difficile : quand une personne jusque-là très performante s’effondre ou quand, dans un service, le taux de départ ou de dépression est élevé, il faut alors détecter le responsable et le neutraliser ;
- Faire des assessments pour repérer et faire émerger ces talents ;
- Les faire coacher si besoin par une personne qui puisse les comprendre et donc de préférence multipotentielle ; le but étant de les aider à déployer leurs talents, mais en ne cherchant en aucun cas à les normaliser.
Tout ceci passe par une nécessaire prise de conscience de leur importance au plus haut niveau. Si les multipotentiels atypiques sont écoutés, par moments cadrés (sans être étouffés), l’entreprise pourra affronter l’avenir avec plus d’atouts pour faire face aux challenges engendrés par les mutations profondes en cours.
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