Pour Linda Hill, professeur à la Business School de Harvard *, il faut « faire ressortir toutes les tranches de génie qui existe dans chaque individu et les assembler. L’ensemble, le génie collectif, l’emporte et génère l’innovation », relate Elisabeth Guédel qui l’a interviewée (Voir ci-après l’interview paru dans L’Opinion du 19 mai 2015 sous le titre « Le dirigeant d’une entreprise novatrice doit amplifier les différences, pas les minimiser »)
L’innovation résulte non pas d’un éclair de génie d’un seul individu, mais de la confrontation d’idées émises par plusieurs, du « génie collectif ». C’est donc le constat de Linda Hill, après avoir étudié une quinzaine de dirigeants à travers le monde, durant une décennie. A la tête d’entreprises parmi les plus novatrices au monde – Pixar, Google, Volkswagen, HCL Technologies, IBM ou encore Sungjoo Group –, les dirigeants savent faire émerger l’intelligence collective par la création d’un environnement propice aux débats, aux conflits et à l’expérimentation.
Vous contestez l’idée que le dirigeant d’une entreprise novatrice doit avoir une vision et impose une direction à suivre. Pourquoi ?
Quand vous cherchez à innover, à créer quelque chose de nouveau, par définition, vous n’avez pas une vision claire de ce à quoi vous aller aboutir. Vous avez certainement un but, un problème à résoudre, mais la vision que vous avez ne correspond pas forcément au résultat qui sera obtenu. Le premier dirigeant à me l’avoir fait remarquer est Bill Coughran, quand il était chez Google (il a dirigé l’ingénierie du groupe Internet de 2003 à 2011). De plus, les personnes talentueuses et passionnées qui veulent percer dans l’innovation n’ont pas envie de vous suivre, elles veulent co-créer l’avenir avec vous. Si vous proposez à un talent que vous cherchez à recruter de se placer derrière vous et d’exécuter vos idées, il refusera le poste et en prendra un autre ailleurs.
Dans l’innovation, un dirigeant n’est donc pas un visionnaire ?
Dans les faits, si : tous ceux que nous avons étudiés étaient des visionnaires. Ils avaient en tête ce qu’ils souhaitaient faire, c’est certain. Mais ce n’est pas ce qui les définissait en tant que leaders. Pour diriger une entreprise novatrice, il faut être capable de laisser de la place aux autres, pour que les talents que vous recrutez expriment leurs idées. C’est un processus de co-création. Cela peut être d’ailleurs difficile quand le dirigeant est lui-même talentueux et qu’il déborde d’idées. C’est différent quand il s’agit de transformer l’organisation d’une entreprise. Là, il faut avoir une vision. Mais l’innovation consiste à créer la culture et la capacité nécessaires pour soutenir un travail collectif, le génie collectif. Comme me l’a dit un jour un chef d’entreprise, le leadership consiste à « mettre en place la scène, pas de s’y produire ».
Pourtant, quand on pense leadership et innovation, on prend souvent pour modèle le fondateur d’Apple, Steve Jobs. L’exemple même du visionnaire au style de management quelque peu autoritaire…
Je ne suis jamais allée chez Apple mais nous avons étudié Pixar, la seconde entreprise créée par Steve Jobs. Dans notre livre The Collective Genius, Ed Catmull, l’un des cofondateurs du studio d’animation, évoque le rôle et la personnalité de Steve Jobs qui a beaucoup changé lors de ses années passées chez Pixar. Jobs comparait le groupe à une équipe sportive, il avait une approche collaborative. Vous ne pouvez pas forcer quelqu’un à innover. Vous pouvez mettre en place une organisation pour inciter l’innovation mais pas obliger vos équipes à innover. Steve Jobs le savait et, chez Pixar, il a passé beaucoup de temps à créer un environnement favorable à la création collective, y compris physiquement, en créant des espaces dédiés et en s’assurant que les équipes avaient les ressources nécessaires. Il pensait que le crédit du succès revenait à l’ensemble des équipes du studio d’animation, pas à une seule personne.
Le culte de la personnalité n’est donc pas nécessaire dans l’innovation ? Les leaders du secteur sont souvent perçus comme des « stars »
Les dirigeants que nous avons étudiés ne cherchent pas à être des superstars. Il faut plusieurs cuisiniers en cuisine pour innover. Si, en tant que dirigeant, vous êtes bon vous-même – ce qui demande une certaine dose de confiance en soi – vous voulez être entouré de personnes qui sont aussi bonnes que vous. Vous voulez même des tops chefs en cuisine, des superstars, si vous visez des projets ambitieux. Le défi, c’est faire travailler ces superstars ensemble, qui, pour la grande majorité, ne savent pas collaborer et travailler en équipes. Bill Coughran, quand il est arrivé chez Google, devait créer de toutes pièces un système de stockage de données de nouvelle génération. Jamais rien de comparable n’avait été créé jusqu’alors. Pour cela, il avait besoin des meilleurs des meilleurs, l’élite dans différents domaines d’expertise. Son travail a consisté à faire en sorte que tous ces talents exceptionnels travaillent ensemble pour créer un produit nouveau et utile, ce que nous définissons comme innovation. Et s’assurer que ces équipes peuvent apporter sans cesse de nouvelles idées.
Inévitablement, ce travail collectif suscite des conflits d’idées, des disputes, des « abrasions » comme vous les appelez. Vous estimez qu’un bon leader encourage ces conflits. Est-ce une provocation ?
Toutes nos études le prouvent : l’innovation exige diversité et conflits car, en tant que dirigeant, vous devez avoir un large éventail d’idées dans lequel vous pourrez piocher. La nouveauté vient du brainstorming de personnes diverses, mais pour que ce soit réellement utile, il faut confronter ces différentes idées afin de déterminer lesquelles sont les meilleures pour résoudre le problème posé. L’abrasion comme moteur d’innovation est connue depuis des années, mais peu d’organisations la pratique car ce n’est ni naturel ni confortable. On parle souvent d’innovation en termes d’amusement, de créativité, de plaisir. L’innovation est, en fait, émotionnellement et intellectuellement éprouvante : pour celui qui s’investit dans un projet, souvent corps et âme, c’est très difficile de recevoir la critique, d’être remis en cause. Et pour le dirigeant, créer et gérer ces tensions est difficile mais indispensable pour obtenir le meilleur. Nous avons constaté que les organisations en pointe dans l’innovation ont l’habitude – et n’en éprouvent aucun malaise – d’amplifier les différences plutôt que de les minimiser.
« Amplifier les différences » va à l’encontre de la notion habituellement admise du leadership : celle du dirigeant sans cesse à la recherche du consensus…
Il faut encourager la confrontation d’idées. C’est difficile, d’autant que l’influence culturelle joue : un responsable à Shanghai, à la tête d’une entreprise chinoise, évoquait sa difficulté, en tant que directeur général, à créer cette « abrasion créative », et nous discutions de son rôle dans l’animation des réunions. La culture chinoise est très hiérarchique, les employés juniors n’ont pas l’habitude de discuter avec les seniors et leurs patrons. Le dirigeant doit jouer un rôle psychologique important pour motiver les jeunes ingénieurs à intervenir et les assurer qu’ils seront encouragés et non pas punis. Un sacré défi car cela va à l’encontre de la culture du pays. Toutefois, c’est difficile aussi dans les cultures où les hiérarchies sont moins marquées. Dans certains pays, l’Afrique du Sud et le Moyen-Orient notamment, l’approche est plus naturellement collaborative dans l’innovation. Dans d’autres pays, comme les États-Unis, l’approche est nettement individualiste.
Et en France ? Vous avez étudié 16 dirigeants de différents pays pour votre livre mais pas un seul Français. Pourquoi ?
Il n’y a pas vraiment de raison. Nous avons choisi des dirigeants capables d’innover de façon répétée sur le long terme et dont cette capacité peut être connue et reconnue par tout le monde. Ce, quelle que soit la localisation de l’organisation. En Europe, nous avons suivi l’Italien Luca de Meo, qui a su, en tant que directeur marketing de Volkswagen en Allemagne (il est aujourd’hui membre du directoire d’Audi et directeur des ventes monde), transformer sa division en un département d’innovation. Nous pouvons certainement trouver des exemples en France.
L’« abrasion créative » est une première étape dans le processus, mais il faut bien, à un moment donné, faire le tri dans les idées…
Après avoir créé l’environnement propice aux débats et à la confrontation d’idées, la deuxième étape est ce que j’appelle « l’agilité créative » (creative agility) : c’est la période de tests des idées émises, d’expérimentations et d’ajustements pour trouver la voie vers l’innovation. Une fois encore, vous ne savez pas à quoi vous allez aboutir. Enfin, dernière étape, la « résolution créative » (creative resolution) : le dirigeant de l’organisation doit alors prendre des décisions qui combinent et intègrent des idées même opposées, plutôt qu’un compromis. Car la plupart des innovations résultent de la combinaison de toutes les idées. Personne ne perd ou gagne. Aucun groupe ne domine les autres. Le rôle des dirigeants dans les entreprises novatrices est de faire ressortir toutes les tranches de génie qui existe dans chaque individu et de les assembler. L’ensemble, le génie collectif, l’emporte et génère l’innovation.
* Depuis plus de 30 ans, Linda Hill étudie le comportement des dirigeants d ‘entreprise, leurs relations avec les équipes et les défis qu’ils doivent relever afin de définir le leadership d’aujourd’hui. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet dont le dernier, Collective Genius: The Art and Practice of Leading innovation, tente de définir le rôle du dirigeant au sein d’une organisation novatrice en associant leadership et innovation.
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