Voici un article publié par le magazine Capital ( 26/08/2014 – Propos recueillis par Eve Ysern) qui est intéressant d’autant qu’il s’appuie sur des études sur cette problématique. Si le constat fait n’est pas nouveau, je pense utile de ne pas en rester là. Pour ces personnes douées, il est important pour elles d’élaborer des stratégies pour se mettre en valeur et faire la carrière qu’elles méritent. D’autant que les entreprises ont plus que jamais besoin d’elles, de leurs talents et de leur capacité à penser autrement. Je prépare un livre sur la question car la question me paraît essentielle pour notre futur.
Promouvoir des clones dociles et couper les têtes qui dépassent… La frilosité et l’instinct de conservation de nos élites les conduisent à faire barrage aux profils originaux et brillants. Au passage, elles sacrifient un facteur de richesse essentiel à l’entreprise : la diversité. L’analyse de Michel barabel et Olivier Meier, directeur du laboratoire de recherche Dever Research, co-auteurs de Manageor (Dunod).
Être brillant ne serait pas toujours payant. La recherche a montré en effet que les très bons éléments ont tendance à plafonner ou, pis, à être mis d’office sur le banc de touche. Un constat qui va à l’encontre des idées reçues et questionne la sincérité de la fameuse «chasse aux talents» dont les entreprises ont fait leur leitmotiv depuis quelques années. Appâter les meilleurs, chouchouter les hauts potentiels, s’entourer de cadors… En fait, le discours officiel sonne un peu creux quand on y regarde de près. Et masque une réalité inavouable, puisque les études prouvent que se montrer trop doué constitue en fait un frein à une belle carrière.
Conformité contre compétence. Précisons d’abord qu’il y a bon et bon. Pour schématiser, on pourrait classer les talents en deux catégories. D’un côté, on a le «premier de la classe» ou le bon à la française. Diplômé d’une grande école, il dispose d’une grosse capacité de travail, sait se conformer aux règles et maîtrise le bachotage comme personne. De l’autre, on a le bon atypique, qui rentre moins facilement dans les cases : il a un portefeuille de compétences à forte valeur ajoutée pour l’entreprise, des qualités personnelles supérieures à la moyenne, notamment en termes de capacités d’innovation et de leadership, mais il est plus difficilement soluble dans l’organisation. C’est le parcours professionnel de ce second profil qui peut être semé d’embuches. Et ce, dès le recrutement car, à ce stade, la prime à la conformité prévaut : les profils atypiques trinquent dans nombre d’entreprise.
Des travaux récents du sociologue William Genieys confirment que les élites ont tout intérêt, pour renforcer leur domination, à trouver des successeurs qui s’inscriront dans la continuité plus que dans la rupture(1). La chercheuse Oumaya Hidri a, elle aussi, consacré un article à ce biais de conformité : les Sciences Po ont tendance à recruter des Sciences Po, les Essec des Essec… en faisant passer au second plan la personnalité ou les compétences réelles du candidat(2). Même parcours, mentalité proche : on pense ainsi limiter les erreurs de casting. En sacrifiant au passage la diversité.
Les qualités de ces «très bons» dérangent aussi et peuvent les desservir à l’embauche. Il ne faut jamais oublier qu’un manager est aussi un managé, il a donc lui-même des objectifs professionnels et a besoin d’être bien vu par sa hiérarchie. C’est pourquoi, en cas de recrutement direct par le N+1, des considérations politiques vont venir biaiser l’entretien : et si, au lieu de renforcer ma position, ce candidat allait l’affaiblir ? S’il est vraiment aussi doué qu’il en a l’air, ne risque-t-il pas de me faire de l’ombre ou de remettre en cause ma légitimité ? En fin de compte, le choix du manager se portera rarement sur le type vraiment brillant ou charismatique.
Le risque de lèse-majesté est trop important à ses yeux. Et lorsqu’ils réussissent à passer à travers les mailles du filet, les plus doués ne progressent pas toujours comme ils le méritent. La faute, toujours, aux managers qui sont au centre des processus d’évaluation et de formation. Bien que l’intention de les impliquer dans ces actions ait été bonne au départ – il s’agissait de renforcer leur légitimité et de les mobiliser davantage sur la partie RH –, on constate des dérives. La tentation est forte pour un manager de vouloir garder un collaborateur brillant bien au chaud dans son équipe. Pour ce faire, il dispose d’une arme de stagnation massive : l’entretien individuel d’évaluation. Et s’il est le seul à évaluer son subalterne (ce qui est souvent le cas), il lui est encore plus facile de le retenir.
Si certains hauts potentiels ne connaissent qu’une ascension limitée, c’est aussi parce que, en accédant à des postes plus élevés dans la hiérarchie, ils ne se trouvent plus seulement jugés sur des critères de compétence, mais aussi selon des normes revendiquées par le système d’autorité en place. En effet, ils posent cette fois-ci problème non pas pour des raisons de jalousie ou d’intérêt professionnel, mais parce qu’ils sont porteurs d’une norme nouvelle, différente, fondée sur leurs qualités personnelles et leur charisme.
Originaux perturbateurs. Le psychologue Serge Moscovici explique à ce sujet que lorsqu’un élément brillant réussit à franchir la porte d’entrée de l’organisation, à progresser et à exprimer ses idées dans un groupe, il risque de causer des dissensions(3). Sa consœur Geneviève Paicheler souligne qu’avec la capacité d’entraînement et d’innovation qui le caractérise, ce genre de profil pourrait même réussir à gagner une partie du groupe à sa cause, créant ainsi la discorde dans l’entreprise(4). Pour résumer, un collaborateur très doué est un contestataire potentiel, un risque pour l’entreprise de voir son fonctionnement perturbé ou, pire, sa norme dominante modifiée ! D’où la volonté, qui vient dans ce cas
des plus hautes strates de la hiérarchie, de limiter l’influence de ce type d’originaux, perturbateurs de l’ordre établi.
Moutons et fayots. C’est compter sans les stratégies élaborées par les cracks pour slalomer entre les obstacles. Conscients de la peur qu’ils inspirent ou instruits par l’expérience, ils choisissent de parfois faire profil bas et de ne pas dévoiler leur jeu d’emblée. Au moment du recrutement par exemple, dans les entretiens de groupe, les managers ont vite fait de détecter les grandes gueules. Alors, pour ne pas faire de vagues, les nouveaux venus vont se fondre dans le moule et intégrer le troupeau… avant d’abattre leurs cartes le moment venu. Dans le prolongement de cette «stratégie du mouton», un collaborateur doué peut aussi décider de se placer dans les sillons tracés par son boss. Le N + 1, qui jouit de la loyauté d’un fidèle chevalier, n’a plus de raison de s’en méfier. Au contraire, il se reposera sur les compétences de son bras droit et s’engagera en retour à le faire évoluer avec lui…
Le vrai bon, s’il veut avoir l’occasion de prouver sa valeur, doit donc faire des compromis : masquer son jeu ou prêter serment d’allégeance. Autre option plus rare : quand le système en place dans l’entreprise se révèle incapable de résoudre les problèmes et de faire avancer la machine, notre héros masqué a une opportunité d’action en introduisant de nouvelles pratiques et en imposant ses propres façons de faire. En cas de crise ou d’anomie (c’est-à-dire de disparition des valeurs communes), ses disciples feront alors bloc autour de lui afin que de nouvelles règles émergent.
Dans son livre Leading the Revolution, l’Américain Gary Hamel affirme qu’en contribuant à l’innovation, ce genre de «rebelles organisationnels» créent un climat favorable à la créativité(5). Il faut non seulement encourager ces atypiques, mais aussi les protéger contre la tyrannie de la moyenne. Dans un monde mouvant fait de changements permanents, l’entreprise a besoin de tels profils pour se reconfigurer en permanence.
Cessons de crier au loup. La notion de «meilleur» ou de «haut potentiel» ne s’analyse plus aujourd’hui au regard d’une performance individuelle, mais plutôt au vu d’une interaction entre des personnalités talentueuses et différentes, capables de régénérer l’organisation. Les professeurs en management Sébastien Ronteau et Thomas Durand insistent sur le fait que la diversité constitue une manière de porter la contradiction au sein du groupe(6). C’est cette diversité qui permettra d’instaurer au sein de l’organisation une culture d’innovation permanente faite d’agilité, d’ouverture, de droit à l’erreur, etc.
Mais cette culture – que tout le monde appelle de ses vœux – ne s’enracinera pas tant qu’on continuera à donner la préférence à des clones sans saveur ni odeur. Alors, face à un vrai potentiel, faites le pari de la diversité plutôt que de claquer la porte de la bergerie de peur que le loup n’y entre.
Bibliographie :
- William Genieys, Sociologie des élites, Armand Colin, 2011.
- Oumaya Hidri, «Qui se ressemble s’assemble…», Formation Emploi, n° 105, janvier-mars 2009, pp. 67-82.
- Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, PUF, 1979.
- Geneviève Paicheler, «Polarization of Attitudes in Homogeneous and Heterogeneous Groups», European Journal of Social Psychology, vol. 9, 1979, pp. 85-96.
- Gary Hamel, Leading the Revolution, Harvard Business School Press, 2000
- Sébastien Ronteau et Thomas Durand, «Comment certaines organisations innovent dans la durée», Revue française de gestion, n° 195, mai 2009, pp. 111-137.
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