Détecter les personnalités atypiques, innovantes et intuitives (qui peuvent être appelées « Cerveaux droits », « zèbres », « guépards », « surdoués »,…) et les promouvoir tant au sein des grandes écoles que des entreprises permettraient de profiter de ces profils qui ont le goût de l’entreprenariat. L’interview qui suit de Laurent Faibis montre bien qu’il y a beaucoup à faire en France sur ce sujet.
Parole d’expert: Laurent Faibis, Président de Xerfi
© Capital – Publié le 11/10/2016 à 16:03
Ni notre culture, ni notre système de formation n’accordent la place qu’elle mérite à l’ambition de créer et développer une entreprise. Si nous avons en France des grandes entreprises puissantes, nous manquons terriblement de PME, et encore plus de fondateurs de PME audacieuses. Nous avons certes plus de très grands groupes, mais nous avons beaucoup moins d’entreprises de taille moyenne que nos voisins. Ce manque de désir d’entreprendre est particulièrement criant dans les filières d’élite, les grandes écoles. Trop peu de diplômés de ces établissements prestigieux ont envie de créer leur entreprise. Le passage à l’acte est encore plus modeste. Moins d’un élève sur vingt des très grandes écoles est amené à créer une véritable entreprise au cours de sa carrière. Un chiffre qui tranche avec les scores des grandes universités américaines. Quelques cas –souvent les mêmes -montés en épingle par la presse «managériale» ne doivent pas faire illusion. Nos filières d’élite forment des managers, des hauts fonctionnaires, des experts dont la valeur est reconnue au plan international. Mais nos filières d’élites ne savent guère engendrer des fondateurs. Des créateurs d’entreprises qui devront commencer comme «petits patrons».
Petit patron, voilà une étonnante expression dont la connotation péjorative est spécifique à la langue française. Tout un symbole! Prenons les filières entreprenariat ou «création d’entreprise» de nos plus grandes écoles de commerce. Leurs étudiants sont bien formés aux grands modèles stratégiques, aux business plan, aux subtilités du LBO, aux stratégies de valorisation et de revente. Ils y sont bien mieux préparés qu’à affronter les mille et une difficultés du développement d’une société en croissance qui doit faire face à la complexité du développement.
Quelle école sait préparer psychologiquement ses étudiants à affronter les périodes de turbulence? J’ai même détecté le master entreprenariat d’une très grande école dont l’un des objectifs est de former des «experts en entreprenariat! Tout un programme…. Dans ces conditions, faut-il s’étonner que la motivation avouée d’une large part des jeunes diplômés qui créent une startup est de la revendre au plus vite pour empocher leur plus-value. L’idéologie du «take the money and run» en quelque sorte. La situation est peut-être encore plus grave dans les grandes écoles d’ingénieurs. Une récente étude de l’Institut Montaigne révèle que seuls 5% des ingénieurs français créeront leur entreprise au cours de leur carrière. Dans nos grandes écoles d’ingénieurs, l’attrait du monde de la finance, souvent à l’étranger voire au grand large –à Londres, New York, Singapour ou Shanghai, a depuis plus de 10 ans pris le dessus sur le goût de l’innovation technologique. Sélectionner et former des ingénieurs au plus haut niveau, avec des cursus coûteux largement financés par des budgets publics, pour qu’ils aillent exercer massivement leurs talents sur les marchés financiers internationaux, quel gâchis! Au point que nombre d’entreprises industrielles éprouvent des difficultés à recruter des ingénieurs. Louis Gallois, Président d’EADS, observe avec regret que certaines années, le nombre d’ingénieurs «Supaéro» qui rejoignent l’aéronautique se compte sur les doigts d’une main. Le secteur aérospatial est pourtant l’un des domaines d’excellence majeur de l’économie française!
L’émergence de sociétés technologiques aux États-Unis, en Allemagne, dans les pays scandinaves, voire dans des petits pays comme Israël ou Singapour force notre admiration. La France dispose pourtant de tous les atouts scientifiques et techniques pour figurer aux avant-postes de l’innovation. Tout, y compris les sources de financement grâce au capital-investissement. Tout sauf un nombre conséquent d’entrepreneur. Mais il n’y a pas que les hautes technologies. L’Italie continue de créer une multitude d’entreprises familiales dans le design, la mode, le luxe, le meuble, l’équipement de la maison. Il faut bien constater que ces secteurs ne subsistent plus guère en France que dans le périmètre de grands groupes qui les ont rachetés. Le fondateur a revendu. Et s’il s’agit d’une société technologique, c’est le plus souvent à un groupe étranger. Pour expliquer notre pénurie d’entrepreneurs issus de l’enseignement supérieur et des filières d’élite, on se contente habituellement d’un argumentaire convenu. On multiplie les lamentations sur les charges sociales, les seuils sociaux, la fiscalité, les complexités administratives. On pointe aussi du doigt les banques, la frilosité des investisseurs en capitaux propres. Quant on prend de la hauteur, on invoque aussi l’ambivalence des relations des français face à la réussite et à l’argent.
Chacun de ces arguments a bien sur sa part de vérité. Nos élites politiques, de droite comme de gauche, connaissent trop mal l’entreprise, et en particulier la PME. Mais cela ne suffit pas à expliquer le faible appétit des français pour l’aventure entrepreneuriale. Il faudrait davantage s’interroger sur les conséquences de notre aversion au risque, notre goût immodéré pour la sécurité et les itinéraires professionnels balisés, les voies royales dans la haute administration et les postes rémunérateurs au sein des grands groupes. De fait, nous payons très cher la dévalorisation de l’image de l’entrepreneur dans la société française. Oui, nous avons un problème de culture, où plutôt d’inculture économique. Les Français ne comprennent rien aux motivations de l’entrepreneur, trop vite associées à l’appât du gain. Il y a un siècle, l’économiste Schumpeter a écrit des phrases très justes sur la psychologie profonde de l’entrepreneur. C’est quelqu’un qui est avant tout animé par un goût immodéré pour l’innovation, le désir de bousculer l’ordre établi, la lutte contre le conformisme, la capacité de vaincre les résistances, de convaincre et d’entraîner ses collaborateurs vers de nouveaux horizons. L’entrepreneur est un aventurier et un créateur. Osons même dire que l’entrepreneur est un transgresseur qui prend un malin plaisir à modifier les règles du jeu. La France, celle des concours élitistes et de l’apprentissage du conformisme, en manque cruellement. Nos grandes écoles, parce qu’elles ont l’ambition de drainer et de former les meilleurs, ont leur part de responsabilité. Tant dans leur sélection que dans leurs programmes, elles ne valorisent pas suffisamment l’imagination, la créativité, l’originalité, la saveur du risque. Le risque, le vrai, lorsqu’il s’agit par exemple de se battre dos au mur pour faire émerger une société et créer des emplois, ou encore sauver une entreprise et les postes de ses salariés. L’enseignement de nos filières d’élites doit davantage stimuler la capacité d’innover et de créer. Il lui faut valoriser les qualités d’intuition liée à notre intelligence émotionnelle autant que les qualités de déduction rationnelles. Et pourquoi ne pas favoriser l’audace, voire l’impertinence, plutôt que le conformisme? Et puis, nos grandes écoles devraient mettre les étudiants face à leurs responsabilités particulières pour préserver l’intérêt national. En un mot, ces diplômes prestigieux devraient bien plus engager aux devoirs envers la société. Il manque à la France plus de 10.000 entreprises de plus de 200 salariés. Combler ce déficit devrait être une priorité nationale. Une priorité qui concerne tout particulièrement la sélection et l’enseignement de nos grandes écoles.
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